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À Chantilly, une nuit d’octobre …

 

Une agitation inhabituelle règne ce 13 octobre 1926 au château de Chantilly.

En faisant sa ronde de 7h30, un gardien découvre des vitrines cassées dans le Cabinet des Gemmes. On ne peut que constater la disparation de précieux objets : des bijoux et des objets anciens en or, ornés de de perles et de pierreries et surtout le poignard d’Abd el-Kader et le célèbre diamant rose “Le Grand Condé”.

Vitrines dans le Cabinet des gemmes

Cabinet des Gemmes, Château de Chantilly (Wikipedia)

 Des importants moyens policiers sont aussitôt mis en œuvre. Sur place sont envoyés les inspecteurs Février et Lespinasse, les “mobillards”, de la Brigade mobile de Versailles (la “Brigade du Tigre” organisée par Georges Clémenceau à l’époque où il était ministre de l’Intérieur).  Malgré les nouvelles techniques utilisées, l’expérience et la minutie des inspecteurs, aucun élément ne permit à l’enquête d’avancer.

Mais voilà, deux mois après, le hasard, ce fidèle allié de la police, signe la fin de l’histoire.

À Paris, Éve…

La propriétaire du Metropol Hotel, 56 boulevard de Strasbourg à Paris, louait depuis le 18 novembre, une chambre à un certain M. Kauffer. Sur la fiche du voyageur on pouvait lire : Léon-Émile Kauffer, né le 5 avril 1897, originaire de Gresswiller (Bas-Rhin), négociant en poils d’angora.

Le 15 décembre, celui-ci quitte l’hôtel en déclarant qu’une affaire urgente l’obligeait à s’absenter un jour. Deux jours après, Kauffer n’étant pas de retour, la propriétaire, craignant que son locataire ne soit parti définitivement en laissant une note de 160 francs impayée, chargea une femme de chambre de ramasser tous les objets personnels du locataire et de descendre le tout au bureau. Parmi les divers objets, une pomme, fort appétissante. La femme de chambre, vraie descendante d’Eve, se laissa tentée par cette pomme et y mordit à belles dents. La “gourmande” poussa aussitôt un cri, ses dents avaient serré un corps dur incrusté dans le fruit. On retira de la pomme, un morceau de verre finement taillé et teinté en rose. La propriétaire de l’hôtel fit cette exclamation :

Il est rare de trouver pareil ver dans une pomme, car ce ver n’est pas du verre, c’est un diamant !“.

Certaine que son locataire Kauffer n’avait pu cacher dans le fruit qu’un diamant de provenance suspecte, elle téléphona aussitôt au commissariat de la gare du Nord, en les priant de venir examiner la surprenante trouvaille.

Le “Grand Condé” fut authentifié par un lapidaire expert en pierres précieuses et remis à M. Albert Sarraut, ministre de l’Intérieur de l’époque. Une souricière fut mise en place à l’hôtel. La valise et les objets personnels de Kauffer furent replacés dans sa chambre, mais la pomme-cachette et le diamant manquaient. Dimanche matin, Kauffer de retour, fut aussitôt interpellé. Sans s’opposer, Kauffer donna aussi le nom de son complice : son cousin Émile Souter.

Dans les locaux de la Sûreté générale, les deux malfaiteurs firent le récit du cambriolage sans aucune difficulté. 

Le cambriolage

La Tour du trésor et le Pont de la Volière, château de Chantilly

La Tour du trésor et le Pont de la Volière, château de Chantilly

 

C’est Kauffer qui, lors d’une visite au château de Chantilly, avait eu l’idée du vol.

Les deux cousins, étaient arrivés à Chantilly, le 12 octobre, par le train de 6 heures, équipés seulement d’une scie égoïne achetée auparavant. La journée se passa en préparatifs… Il fallait des échelles, pour escalader la Tour du Trésor, qu’ils dérobèrent dans un chantier près de la gare des courses. Mais les échelles étaient si lourdes que, plusieurs fois, Souter qui les portait, harassé, voulut abandonner. Sous la menace, il dut continuer.

À l’aide d’une branche d’arbre, les deux hommes ramenèrent dans sa position normale le pont tournant de « la Volière » qui, chaque soir, par mesure de précaution, est repoussé par les gardiens. Ils ajustèrent ensuite les deux échelles, l’une au bout de l’autre et les dressèrent contre le mur de la Tour du Trésor. Monter jusqu’à la fenêtre du balcon aux vitres très épaisses et renforcées à l’intérieur par des panneaux de chêne, briser un carreau, percer à l’aide d’un vilebrequin une ouverture dans le bois, faire jouer l’espagnolette et pénétrer enfin dans la place, telle fut la tâche d’Émile Souter. Il redescendit, remonta encore, puis une troisième fois. Il n’avait pris aucune précaution pour éviter d’attirer l’attention. Mais le fracas des vitres brisées n’avait pas été entendu par les gardiens. Le retour s’opéra rapidement ; nantis de leur précieux butin, les deux malfaiteurs allèrent à la gare, attendirent le premier train pour Paris dans lequel ils prirent place paisiblement. 

Le recel

Après leur expédition aventureuse, Kauffer et son cousin demeurèrent à Paris. Kauffer s’est mis en quête d’un acheteur, qu’il trouva en personne de Mme Schill, bijoutière, établie 50, boulevard de Strasbourg. Celle-ci conseilla à Kauffer de jeter dans la Seine les objets dont la vente aurait pu être dangereuse. Tous les objets d’orfèvrerie, le poignard d’Abd el-Kader, les bagues, la montre de la duchesse d’Aumale étaient pratiquement invendables. Noués dans un mouchoir, les bijoux des Condé, les cachets d’or aux armes de la princesse de Salerne, les médaillons contenant des cheveux du duc d’Enghien, furent jetés à la Seine. Mme Schill dessertit les pierres et mit à la fonte les montures d’or et un kilogramme d’or fin fut payé à Kauffer, 7 000 francs. Elle parvint à vendre à un autre commerçant les pierres, atteignant un poids de 75 carats 25, provenant entre autres, d’un poignard et d’un ceinturon donnés par le bey de Tunis au duc d’Aumale en 1846 et d’une croix de la Légion d’honneur donnée en 1809 par Napoléon Ier au général baron Aymard. L’acheteur eut quelques objections, la taille ancienne des pierres ayant éveillé ses soupçons, mais on lui certifia qu’elles provenaient d’un héritage de famille et l’affaire fut traitée pour 30 000 francs. Peu après, à son tour, cet acheteur revendait les pierres à un collègue qui les lui paya 40 000 francs. Mme Schill ne remit à Kauffer qu’une somme de 20 000 francs. Les deux commerçants qui avaient acheté le lot dans lequel, bien entendu ne figurait pas le “Grand Condé”, ont remis aussitôt les bijoux à la Sûreté générale. Il manque encore, au dire de Kauffer, une pierre de 14 carats, provenant du poignard d’Abd el-Kader, vendue à un autre courtier.

 

Les deux voleurs

Kauffer affirme avoir fait la campagne du Maroc en 1919 comme aviateur, mais à la direction de l’Aéronautique on ne retrouve son nom sur aucune liste. Il était peu connu dans son village de Hüttenheim où il était établi comme commerçant depuis quatre ans avec sa femme et son enfant. Il passait pour un négociant très à l’aise et possédait une auto. Il y a six mois, Kauffer et les siens avaient quitté le village disant aller s’installer en Afrique du Nord.

Émile Souter, cousin éloigné de Kauffer, à peine âgé de vingt et un ans, est originaire de Sainte-Marie-aux-Mines. Il est sujet à de fréquents accès d’épilepsie, et il est dominé complètement par Kauffer qui ne tolérait aucune objection et réduisait par la force ses tentatives de résistance.

Au cours de l’interrogatoire, Kauffer avoua avoir subi déjà une condamnation pour vols qualifiés. Dans l’une de ses poches on retrouva un carnet sur lequel figurait une liste de châteaux particuliers que, sans aucun doute, il se proposait de cambrioler. La police a saisi aussi 3.000 marks, qui pourraient bien provenir d’un vol commis en Allemagne.

 

Le procès

Le procès des cambrioleurs du château de Chantilly s’ouvre à Beauvais, le 27 juin 1928, en présence d’un public nombreux qui espérait assister la reconstitution filmée de l’incroyable cambriolage. Finalement, le film ne sera projeté qu’en une salle isolée, devant les magistrats, les jurés et les journalistes, mais c’est une des premières fois qu’une reconstitution filmée fut proposée à la Cour.

Au troisième jour du procès, M. Robert Picot, de l’Institut de France, prend la parole et répond aux reproches de négligence adressés au conservateur du musée de Chantilly. Les mesures de surveillance ont été prises par le propriétaire même de Chantilly, le duc d’Aumale. Personne depuis plus de 50 ans n’avait pu penser qu’on pourrait s’introduire dans la salle des gemmes.

Vous êtes, conclut M. Picot, devant des accusés particulièrement redoutables; ils ont réalisé ce que l’on considérait impossible.”

À la fin du procès, les cambrioleurs et les receleurs furent condamnés à des peines moindres que celles demandées par le Parquet – Léon-Émile Kauffer : 10 ans de réclusion criminelle ; Émile Souter : 8 ans de réclusion criminelle et Mme Schill : 5 ans de prison avec sursis et 5.000 francs d’amende.

 

Le “Grand Condé”

Maurice Soror, le négociant diamantaire, qui fut appelé pour procéder à l’examen du “Grand Condé” et des bijoux saisis, a fait une intéressante déclaration : 

En dessertissant le diamant rose, les voleurs l’ont légèrement cassé à la pointe. Ce qu’ils ne savaient pas, c’est que s’ils le faisaient tailler de nouveau, la teinte d’un rose tendre devait disparaître. Mais, en tout état de cause, un bijoutier quel qu’il soit pouvait reconnaître le diamant rose qui porte un point noir à sa pointe et de légères piqûres sur sa « table ». Il ne pouvait donc passer inaperçu auprès d’hommes du métier.

Le “Grand. Condé”, rappelons-le, taillé en poire, est ainsi dénommé par ce qu’il a appartenu au prince de Condé. C’est un diamant rose, très clair, de 9,01 carats en forme de poire, mesurant 20,8 mm, qui est classé au 20e rang des diamants roses.

Ses origines restent incertaines. Il aurait été extrait d’une des mines de Kollur dans la région de Golconde, en Inde du Sud, et vendu vers 1643 au Roi de France par l’explorateur Jean-Baptiste Tavernier (1605-1689), de retour de son deuxième voyage en Inde. Louis XIV l’aurait ensuite offert à son cousin Louis II de Bourbon, prince de Condé, en remerciement pour ses nombreuses victoires militaires. Le prince l’aurait fait monter sur le pommeau de sa canne. Cependant, ce diamant n’a jamais été répertorié dans l’inventaire des biens du prince au décès de celui-ci en 1686. On le retrouve pour la première fois en 1713 comme étant la propriété d’Anne de Bavière (1648-1723, belle-fille du Grand Condé). Transmis ensuite au duc Louis-Henri de Bourbon-Condé (1692-1740) à l’occasion de son mariage avec Marie-Anne de Bourbon-Conti (1689-1720), on le retrouve en 1720, dans l’inventaire du décès de celle-ci, sous la dénomination “diamant pointu”. À la mort du duc en 1740, le diamant aurait été trouvé serti sur une médaille de la Toison d’or, de laquelle il aurait été démonté en 1753. On ne retrouve plus aucune mention de lui jusqu’en 1830, date du décès de Louis VI Henri Joseph de Bourbon-Condé (1756-1830) qui, n’ayant pas d’héritier direct, a légué toute sa fortune à son neveu et filleul Henri d’Orléans, duc d’Aumale (1822-1897), alors âgé de huit ans. La mère de celui-ci, la reine Marie-Amélie, aurait fait monter la pierre sur une épingle. En 1886, le duc d’Aumale fait donation à l’Institut de France de tous ses biens, dont le château de Chantilly et le fameux diamant, à condition que celui-ci et toutes ses inestimables collections ne sortent jamais du château devenu un musée. 

 

Épilogue

Lors de son arrestation par les inspecteurs de la Sûreté, Kauffer déclara : 

Je ne pouvais pas vendre ce diamant qui risquait de me faire arrêter. Aussi comme il m’embarrassait j’avais l’intention de le restituer au musée de Chantilly… Je me proposais de le lui expédier par la poste mais je n’en ai pas eu le temps.

Il n’a jamais dévoilé comment il avait caché le diamant dans la pomme.

Depuis ce vol, seule une copie du diamant rose est exposée à Chantilly, l’original restant enfermé dans un coffre du château.

(propos reconstitués d’après des articles de la presse de l’époque)

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